Bellum omnium contra omnes

J’ai nommé mon blog Contra Omnes en référence au concept de Thomas Hobbes bellum omnium contra omnes. Généralement traduit comme « la guerre de tous contre tous », ce concept philosophique exposé en 1651 dans le Léviathan, est à mon avis tout à fait à même de décrire certaines réalités de la vie sociale, certains pans de l’économie libérale, pour peu qu’on se le réapproprie. Pour moi, ce concept revêt une importance particulière, que j’expliquerais dans cet article, qui présente l’idée et ce qui la rend à mon avis transposable à l’observation de logiques actuelles, et dans un prochain qui expliquera plutôt pourquoi j’en ai fait le titre de ce blog.

Le Léviathan est un ouvrage conséquent tant en termes de volume que d’impact. Il a en effet eu une influence énorme sur la formation de la pensé politique et économique dominante contemporaine et moderne, libérale et rationaliste. C’est de cet ouvrage que vient par exemple la conception largement partagée aujourd’hui selon laquelle l’ « homme est un loup pour l’homme » (homo homini lupus, de la formule de Titus Maccius Plautus, écrivain de la Rome antique, qui dans sa pièce l’Asinaria fera dire à l’un de ses protagonustes Lupus est homo homini, non homo, quom, qualis sit, non novit, (« l’homme est un loup pour l’homme, n’est plus un homme, quand il ne sait pas ce qu’il est »). De là découle en partie la conception théorisée par Adam Smith plus tard selon laquelle l’être humain se comporte selon un mode de pensée rationnel organisé autour de l’intérêt individuel.

Il s’agit d’un traité sur la théorie du contrat social, le contrat imaginaire/symbolique que l’individu passe avec la société lorsqu’il rentre en son sein. C’est à dire qu’il s’agit de penser la logique de l’organisation des êtres humains en sociétés regroupant des multitudes d’individus.

Pour Hobbes, la loi est pivot. C’est la loi qui fait la société, car, en se pliant au contrat social, les individus échangent du pouvoir, de la liberté, contre une protection mutuelle par la force de l’agrégat. Penser l’agrégation en société sous la forme d’un contrat pousse Hobbes à imaginer et décrire le monde social tel qu’il est avant que ce contrat ne soit signé.

Il appelle ce monde social sans contrat social l’état de nature. Dans cet état de nature, les individus ne sont soumis à aucune autre loi que celle de leurs désirs.

Comme les individus sont relativement semblables (ils ont tous besoin de manger, boire, se vêtir, se protéger des intempéries…), ils désireront plus ou moins les mêmes choses. Or celles-ci nécessitent d’employer des ressources naturelles limitées.

Les individus entrent donc en concurrence. C’est la première étape de la guerre -l’état de guerre étant pour Hobbes l’état où les individus considèrent comme une possibilité l’emploi de la force et des armes. Ces individus vont donc devoir se disputer les ressources à disposition pour pourvoir à leurs désirs et besoins.

Or l’être humain est un animal intelligent, il est capable de prévoir à l’avance des événements et de se protéger ainsi contre. Dans un climat de concurrence, les individus vont donc tenter de prévenir la spoliation ultérieure en se méfiant des autres individus, dont ils douteront de la parole et des intentions. C’est là la deuxième étape de la guerre selon Hobbes, lorsque la défiance s’installe entre les individus.

Enfin, pour prévenir toute attaque et par soif de prestige, les individus manifesteront une recherche de la gloire, et chercheront ainsi, par leurs faits et dires, à s’auréoler d’une réputation.

La concurrence, la défiance et la gloire vont faire que, par la ruse et les alliances, les individus se mènent une guerre sans camps, la guerre de tous contre tous.

Le fait que Hobbes ait tiré son concept d’homo homini lupus en tronquant la phrase de Plautus, qui y mettait condition quom, qualis sit, non novit est à mon avis un indice -non perçu par Hobbes- de l’usage que l’on peut faire de ses concepts, en les complétant quelque peu. C’est l’être humain qui ne sait pas qu’il en est un, et tout ce que cela implique, qui pour le personnage de l’auteur antique est voué à la prédation. Or c’est comme si Hobbes oubliait dans les limites de son exercice d’imagination le fait qu’il fait lui même partie du genre humain, et que son imagination est par cela façonnée par le monde qui l’entoure.

L’état de Nature de Hobbes est un état de l’humanité où elle est sans loi, et en guerre perpétuelle contre elle-même, mais il s’agit aussi d’un état de Nature imaginé par quelqu’un qui a toujours vécu dans la loi des États.

Il s’agit d’un état sans lois pensé par quelqu’un qui n’a vécu que dans la loi, et sans le préciser, comme si ironiquement, Hobbes tombait sous le coup de la phrase de Plautus. C’est l’idée d’un état de Nature qui ne peut être que postérieur à l’état de loi qui apparaît en fait.

S’il nous est impossible de savoir le quotidien de l’être humain avant l’instant théorique de l’introduction du contrat social, tout ce que nous pourrons imaginer qui cherche à y ressembler ne peut-être qu’au mieux une approximation teintée des reliefs du monde connu. Hobbes ne peut pas imaginer un état de Nature, car il a toujours vécu sous la loi, ce qui l’influence, car les seuls êtres humains qu’il a eu l’occasion d’observer ont eux même toujours vécu sous le joug de la loi, et qu’ils l’ont intégré à leurs comportements. Le fait que cette vision du monde ait eu un tel impact met la puce à l’oreille : ce que décrit Hobbes, ne serais-ce pas un monde peuplé de gens qui, comme lui le ferait, se comportent comme des gens d’un monde de lois qui auraient perdu, en une fraction de seconde nécessaire à l’imaginer, toutes leurs lois ?

Hobbes annonce ses trois fléaux de la guerre : la concurrence, la défiance, la gloire.

Dans une société où l’idéologie politique dominante est le libéralisme ou le néolibéralisme, c’est à dire où les acteurs politiques et économiques participent activement à la baisse de la régulation légale (notamment au niveau du droit du travail, du commerce ou du droit fiscal) par l’État, on se trouve à mon avis dans la situation que décrit sans le vouloir Hobbes.

Les individus sont mis en concurrence volontairement (pensons à tous les hymnes à la « concurrence libre et non faussée » entonnés en ce moment) pour l’accès à des ressources artificiellement limité par la nécessité du revenu au travers du travail rémunéré, et surtout salarié -l’individu à l’état de Nature n’ayant « qu’a » se servir dans la nature- et par la spéculation boursière. Les individus sont donc précarisés, mobilisé, et mis en concurrence les uns avec les autres pour l’accès au matériel qui leur permet d’assouvir leurs désirs.

En résulte qu’ils se défient de ceux qui leur font concurrence, ou, plutôt de ceux qu’ils identifient comme leur faisant concurrence. Ils vont alors se défier de groupes sociaux entiers, vus comme des menaces pour le leur, fragilisé par cette raréfaction des ressources disponibles. Ils se mettront alors à critiquer, éviter, intimider, exclure, insulter, éventuellement agresser ceux qui sont considérés comme un danger. Ainsi le bal des « ils nous volent not’travail » fait valser les racisé.e.s, les femmes, les immigré.e.s, les musulman.e.s, bref, tous ces gens suffisamment semblables pour désirer la même chose que les hommes/blanc.he.s/français.es/chrétien.ne.s…(rayer la mention inutile) sans être assez semblable pour qu’il y ait solidarité. Comme la défiance appelle la défiance, chaque groupe se voit presque machinalement forcé de se replier sur ce que l’on appelle « repli communautaire » chez les pauvres et que l’on appelle pas chez les riches (sauf chez les sociologues qui s’intéressent au phénomène de ghettoïsation des quartiers riches). Les individus passent des alliance avec ceux qui leur semblent suffisamment semblables pour qu’une coopération soit bénéfique à tous ceux qui y participent. Cette concurrence artificielle va donc amener la défiance généralisée, qui se cristallisera en rapports de force déployés selon les axes du pouvoir.

Enfin, la gloire, dernier indicatif de la guerre trouve dans ce climat général le terreau nécessaire à son épanouissement, ressortant au plus fort dans les plus grandes crises d’accès aux ressources. Les actes et discours à la gloire de tel individu, ou tel groupe social ressortant à chaque crise économique en système libéral. C’est dans un tel climat que sont apparus le fascisme et le national-socialisme et qu’ils font un retour en force aujourd’hui. Les suprémacistes, les masculinistes et autres laïcistes (les défenseur.e.s de la « nouvelle laïcité ») sont les tenants de la gloire de la race blanche, des hommes ou de la république.

La guerre de tou.te.s contre tou.te.s est concomitante du libéralisme et de sa nouvelle version, idéologies toutes deux accordant une place de choix à la concurrence. Il s’agit de l’expression logique de la concurrence pour artificielle et de la dérégulation partielle de la vie sociale pensée par des gens qui cherchent la dérégulation pour, justement, profiter d’un système qui est déjà en leur faveur sans avoir à se soumettre à ses règles. L’état de nature pensé par des gens de loi, qui ont une vision prédatrice des rapports humains, voilà la vraie source de la guerre de tou.te.s contre tou.te.s.

L’idée de renvoyer la guerre au simple fait de l’envisager permet de faire dépeindre à ce vieux concept certains des effets du néolibéralisme économique sur les rapports sociaux

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