Sociologie des neurochimiques

Qu’est-ce ? A quoi ça sert ?

De longue date existent des sociologues, psychologues, philosophes, écrivains et écrivaines et autres penseuses et penseurs, qui se sont penchés sur les tenants et les aboutissants de la consommation, production ou vente des neurochimiques que sont les stupéfiants, l’alcool et le tabac, par exemple. Bien que multiples, toutes les approches envisagées restent parcellaires, car le plus souvent traitées sous l’angle d’un seul paradigme d’une seule discipline à la fois, sur une seule substance ou une seule facette des processus à l’œuvre. On a ainsi des études d’anthropologues et ethnologues sur les usages de drogues anthéogènes, des travaux de médecins, sociologues, psychologues ou psychiatres sur l’addiction à telle substance, de médecins sur les dangers physiques, etc…. Mais ces différentes approches, isolées et isolantes, empêchent de cerner avec précision les logiques intrinsèques du rapport de l’humain au produit neurochimique.

Tout d’abord un petit précis des termes :

-Drogue : substance agissant sur le comportement humain.

-Stupéfiant : drogue illégale. Définie en droit français par deux critères : effet sédatif ou excitant, addiction.

-Substance psychoactive : substance qui a une action sur la psyché.

-Anthéogène : source naturelle, peu ou pas transformé de molécules psychoactives.

-Neurochimique : au sens où je l’emploie, il s’agit de l’ensemble des produits consommés par l’être humain induisant une réaction du cerveau en terme de neurotransmetteurs. Cette catégorie de molécules embrasse donc les drogues, les psychoactifs, les stupéfiants , les anthéogènes…

Mon ambition est donc de ne pas m’occuper d’un seul neurochimique, ou seulement des stupéfiants, mais de comprendre ce qui lie et qui divise l’ensemble de ces substances, ainsi que leur articulation avec le monde et les représentations qui en découlent. D’où l’intérêt d’un terme aussi englobant que neurochimique, qui permet par sa généralité de saisir la réalité de l’objet : il est impossible de définir au vu et égard des effets variants un critère scientifique, chimique, qui lierait ensemble l’ensemble des drogues, ou même l’ensemble des stupéfiants. La catégorie de neurochimique, elle, fournit une telle prise : que ce soit sur la sérotonine, l’adrénaline ou la dopamine, par inhibition, imitation, stimulation, toutes les neurochimiques (et donc toutes les drogues, les stupéfiants et autres psychotropes) agissent au niveau des neurotransmetteurs.

Bien séparer le terme de sens commun et sa définition (subjective et vague) de celui de neurochimique nous permet alors de nous interroger : comment se fait-il que la définition de drogue ou de stupéfiant fassent principalement intervenir des critères humains (comportementaux et juridiques, en l’occurrence) plutôt que bio-chimiques ? Subjectifs et soumis à l’appréciation plutôt qu’objectifs, décelables, mesurables ?

C’est que ce que l’on nomme « drogue » est avant tout la traduction par les acteurs sociaux des neurochimiques lors de leur passage dans la société. Là où le neurochimique existe sans l’homme, la drogue à besoin de l’être humain pour être, ce sans quoi elle n’est que neurochimique. La drogue est le pendant social du neurochimique.

Puisque la notion de drogue, ou celle de stupéfiant sont des traductions, résultant de la rencontre du social et du neurochimique, il faut bien entendre que le rapport des êtres humains aux neurochimiques est éminemment social, et c’est ce rapport, complexe, multidimensionnel, multi-factoriel, que j’ambitionne de disséquer ici.

Bien qu’il s’agisse d’une tâche considérable, mon but à long terme est de réaliser des approches sociologiques du rapport de l’être humain aux neurochimiques, sous l’angle de plusieurs théories et méthodologies employées de façon complémentaires : structuraliste constructiviste, fonctionnaliste, compréhensive, interactionniste…

La complexité de l’objet force à emprunter des méthodes et connaissances d’autres disciplines pour venir compléter l’analyse sociologique, l’économie micro et macro, l’addictologie, la psychologie et la psychologie sociale, mais aussi la toxicologie et même la géopolitique seront fortement mobilisées.

Mon idée est de tenter d’articuler l’ensemble des interactions entre les neurochimiques et le monde social -ou, tout du moins, autant d’entre elles que je pourrais en énumérer- afin d’obtenir un point de vue global et aussi détaché que possible des lieux communs. L’idée derrière cette démarche est de produire une compréhension critique, politique (est politique tout ce qui permet d’identifier un pour ou un contre, par conséquent, l’ensemble des règles de vie en société est d’ordre politique) d’un phénomène mé et mal-connu, suscitant une détestation consensuelle et souvent un oubli de la nature sociale des lois et normes.

Remplacer les catégories usuelles de psychoactifs par celle de neurochimique permet d’introduire la relation de l’acteur au produit dans sa dimension biochimique et de mettre l’accent sur le continuum entre ces produits, afin de pouvoir saisir avec plus de précision la place des caractéristiques chimiques d’un produit dans leur traitement par le monde social, juridique, économique. S’il existe déjà des travaux de sociologie abordant, dans une perspective critique ou non, l’importance du social dans la création de loi, ou l’influence de la loi et de l’idéologie médicale sur les conduites de prise de drogue, la nature chimique des produits est reléguée au second plan. Or elle est nécessaire pour comprendre ce qui fait qu’une drogue est délaissée, ou au contraire adoptée plutôt qu’une autre, ou encore, capital, ce qui fera son statut juridique (notez que je n’insinue pas une justesse des lois ou de la liste établie des stupéfiants) ou l’intéressement qu’auront à la vendre les trafiquants. Bien sur, le social concourt de façon prévalente à ces processus, mais il n’empêche que les acteurs divers touchant à la drogue prennent en compte la nature des ou du produit en cause dans l’élaboration de leur stratégies, et il faut que ceci se reflète dans les travaux de recherches se penchant sur le sujet. Enfin, le terme de neurochimique permet de sortir du cadre réducteur de la déviance, car pratiquement tout le monde, en France, consomme des neurochimiques : café, cigarette, alcool, anesthésiants, médicaments psychotropes (antidépresseurs, hypnotiques, anti-anxiolytiques et autres thymo-régulateurs), stupéfiants divers et variés… On sort alors clairement de la déviance seule, qui reste bien sur une piste explicative importante pour certains types de consommation, mais elle se révèle impuissante à traiter la consommation massive de caféine actuelle, ou l’usage de médicaments psychotropes ou d’anesthésiants dans un cadre médical.

Je tenterais donc dans ce blog de monter un modèle de compréhension de la sociologie des neurochimiques, qui, si je ne faillis pas à ma tâche, proposera un paradigme global au croisement de plusieurs disciplines -de la biologie à l’économie- avec bien entendu une belle part faite à la sociologie. J’emprunterais à celle-ci tant des thèmes, comme la déviance, le droit ou la santé, que des méthodes, comme l’interactionnisme ou le fonctionnalisme.

Pourquoi ce sujet d’étude ?

Dans une optique d’honnêteté intellectuelle et de réflexivité de la pensée, je souhaiterais clarifier mes motifs quant au choix des neurochimiques comme thématique principale à ce blog et à la production intellectuelle qui, je l’espère, le suivra.

Tout d’abord, il s’agit d’un sujet qui me touche personnellement et profondément. Pour me présenter brièvement, je suis un jeune homme qui suit un parcours universitaire en sociologie que je me rêve à clore par l’entrée dans la recherche en sciences sociales. J’ai eu une adolescence chaotique et mouvementée, au cours de laquelle j’ai expérimenté de nombreuses substances et la consommation quotidienne de cannabis. J’ai également fréquenté beaucoup de toxico-consommateurs, certains relativement bien intégrés, en bonne santé et maîtrisant leur consommation, et d’autres moins. J’ai alors essayé de penser ce qui pouvait faire que certains consommateurs de drogue, en l’occurrence de stupéfiants, se retrouvent parfois marginalisés. Même dans des cas peu extrêmes, de simples lycéens qui flirtaient avec la culture déviante, par exemple, je relevais des mécanismes sociaux que j’aurais qualifié de dysfonctionnels et desquels résultaient divers types de difficultés : conflits familiaux plus où moins graves, fragilisation de la situation sociale, phénomènes d’exclusion, etc. De fil en aiguille, j’ai problématisé avec plus de finesse et de détail ces interrogations, et j’ai enrichi mes conceptions par la lecture de matériau scientifique et politique afin de produire la suite de texte dont celui-ci est la présentation.

Comme je le disais, je suis personnellement et profondément concerné par le sujet, aussi peut-être fais-je acte de parti-pris ou entorse à la neutralité axiologique, mais il me semble qu’être dans un tel rapport à son objet de recherche offre également une prise dans la familiarité et une expérience immersive de terrain. Or une telle connaissance pratique du sujet fait de mon point de vue défaut aux experts et paradigmes d’appréhension en vogue. En effet, statistiquement, ce sont les employés du secteur médical et social qui consomment le moins de stupéfiants, d’alcool, de tabac, et ce sont eux qui, pour les premiers vont dicter les normes de consommation (et même, nous le verrons, parfois les lois) et produire l’information destinée au grand publique, et les second qui vont se retrouver en contact avec les populations toxico-consommatrices, et qui plus est uniquement celles qui sont dans les situations les plus difficiles. De plus, le fait que les principales disciplines à s’être penchées sur le sujet, à savoir la médecine et la psychologie, aient une approche individualiste, souvent naturaliste ou ignorante des facteurs sociaux et sociétaux, est également à mon avis un frein des plus important à l’appréhension de la complexité du phénomène observé. La majeure partie des études sur le sujet se concentrent alors sur les risques physiologiques de la consommation, et sur des facteurs explicatifs de la dépendance -la plupart du temps sous l’angle étriqué des insuffisances personnelles de l’individu dépendant. Non pas que les caractéristiques individuelles n’interviennent pas dans le processus de différenciation des attitudes face à la drogue, mais le réduire à cela, c’est renoncer à la neutralité d’approche et à une vision globale multi-disciplinaire, du phénomène.

Mon but est alors de prendre la parole en tant que toxico-consommateur et en tant que futur sociologue (du moins, je l’espère), afin d’aborder la thématique sous un angle qui rafraîchisse ces conceptions lacunaires. Ainsi, vais-je tenter de donner la parole aux consommateurs par le biais d’entretiens, à des acteurs d’ONG, articuler les connaissances des différentes disciplines des sciences humaines et sociales (mas aussi, en plus faibles dosages, de sciences « dures », comme la biologie ou la génétique) et à des données d’ordre géopolitiques et/ou historiques pour tenter de proposer une vision cohérente et nuancée des phénomènes sociaux résultant de l’interaction humain-neurochimique. L’idée derrière ma démarche est de sensibiliser le lecteur à la question de la drogue et de ses normes dans leur aspect politique. Mes écrits se veulent une invitation à la réflexion critique sur un phénomène social, les représentations et les lois qui le régissent. Je mobiliserais de nombreuses études, quelques documentaires, des entretiens semi-directifs comme matériau, et éventuellement, en parallèle, une poignée d’expériences personnelles.

 

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