1. Introduction à la sociologie des neurochimiques : Le neuropouvoir

  1. Introduction à la sociologie des neurochimiques :

    Le neuropouvoir

A)Introduction au neuropouvoir

Comme n’importe quel sujet complexe, le rapport être humain-neurochimique peut être abordé sous plusieurs angles. Celui que j’ai choisi, comme le fil qui me servira à démêler ma pelote, est celui de ce que j’appelle le neuropouvoir, et son expression, la neuropolitique. Je tenterais donc dans cette introduction de les définir, et d’en établir les grandes caractéristiques.

Il s’agit d’un concept fortement inspiré de, pour ne pas dire simplement décalqué sur, ceux de biopouvoir et de ses applications, l’anatomopoltitique et la biopolitique de Michel Foucault. L’auteur le plus important dans ma pensé des neurochimiques sera donc un philosophe et un historien plus qu’un sociologue au sens des méthodes et des buts qui sont associés à la fonction, et il ne s’agit pas d’un hasard.

Avant d’expliquer ces notions, je commencerait par expliciter celle de pouvoir.

Littéralement, pouvoir, c’est pouvoir quelque chose. On peut distinguer plusieurs types de pouvoirs : le pouvoir sur, le pouvoir de, le pouvoir par… Avoir du pouvoir c’est avoir un certain potentiel d’action pour façonner notre monde.

Chez Foucault, le pouvoir est canal, lien, vecteur plus que force, ou domination, et cette spécificité va rendre, à mon avis, ce type de conception du pouvoir bien plus adapté pour l’analyse d’un objet segmenté et protéiforme, sans oublier de rendre compte de la logique de cette mise en forme. Le pouvoir relie les individus, les groupes et les sociétés en étant raison d’agir, but, ressource et moyen tout à la fois. Le pouvoir est comme le ciment entre les briques de l’édifice social, comblant les vides et liant durablement chaque partie du tout. Comme il s’agit d’une émanation des individus, ou groupes, d’une nature presque exclusivement interactive, observer les canaux du pouvoir permet de situer ces entités parmi la multitude des entités similaires.

Les canaux, les flux de pouvoir révèlent les interactions, leur nature, leur qualité, mais aussi les hiérarchies formelles et informelles, les situations générales des parties en présence, ou leur capacité à produire du discours. Or il s’agit précisément du genre d’informations qui me semblent nécessaires à la construction d’une représentation réaliste d’un objet chaotique et conflictuel, où les groupes sociaux sont nombreux et leurs discours contradictoires.

Dans Histoire de la sexualité vol.1 la volonté de savoir, Michel Foucault expose ses concepts de biopouvoir, anatomopolitique et biopolitique.

Rapidement, le biopouvoir est la forme de prédilection du pouvoir à l’époque moderne, et il se développe en tant que tel après la disparition des monarchies absolues. Il s’agit d’un pouvoir qui s’exerce sur la vie des êtres humains, sur leur existence dans un sens assez large. Il est construit en opposition avec celui favori des monarchies, qui s’exerce sur la mort, dont l’expression la plus évidente est la peine de mort. Ce biopouvoir va donc, lui, régir la vie des individu.e.s par de multiples dispositifs normatifs et correctifs visant à produire les effets souhaités par celles et ceux qui sont favorisés par la répartition de ce pouvoir. Comprendre, dans nos sociétés, l’Etat et la bourgeoisie, principalement.

Il va donc s’exprimer à travers l’anatomopolitique et la biopolitique, qui seront les modalités d’application de ce pouvoir.

L’anatomopolitique est décrite par l’auteur comme « la discipline des corps ». Il s’agit de l’ensemble des pratiques de contrainte physique, d’enfermement, de torture et de discipline forcée appliqué.e.s dans un but correctif. Caractéristiques de cette forme d’expression du pouvoir, on, trouve l’internement psychiatrique ou l’emprisonnement.

La biopolitique est une application du biopouvoir qui passe par la gouvernance des populations, et la gestion de la vie humaine. Elle se traduit par une prise en compte de la biologie du vivant dans la mise en œuvre des politiques du pouvoir : c’est la prise en compte de la vieillesse, de la croissance démographique, de la jeunesse…etc. C’est l’encouragement à la natalité ou la politique de l’enfant unique.

Le neuropouvoir est comme une fraction spécifique du biopouvoir. Il se superpose à lui sur de grands nœuds et axes de pouvoir, mais est porteurs de spécificités qui le différencient du biopouvoir. Ce que j’appelle le neuropouvoir est le pouvoir sur le cerveau humain. Ce pouvoir porte à la fois sur l’accès à des ressources matérielles et à un marché où les écouler (les substances psychoactives diverses), sur la possession de connaissances spécifiques (on peut penser aux études cognitives en publicité), sur la formulation de discours (du discours de prévention anti-drogue de l’Etat aux théories cognitives et neurologiques sur le comportement humain) et sur la répression physique (qu’il s’agisse de l’emprisonnement des consommateurs et consommatrices de drogue ou de la lutte armée contre les narco-trafiquants et narco-terroristes).

Le neuropouvoir se différencie du biopouvoir du fait que son expression, la neuropolitique, va systématiquement conjuguer des aspects de l’anatomo et de la biopolitique en une synthèse caractéristique. Ainsi, la consommatrice ou le consommateur d’héroïne, du côté de l’Etat va être à la fois physiquement discipliné par l’obligation de se désintoxiquer ou par la discipline carcérale s’il se retrouve en prison, et démographiquement contrôlé par les politiques de prévention et les multiples discours officiels ou rattachés. De même la publicité basée sur la cognition empêche parfaitement de distinguer clairement la politique des corps et la politique des vies, puisqu’un discours (« achetez ceci ») va être énoncé dans un support (supposé) coercitif pour l’esprit humain (par l’utilisation du format, de la coloration, de la temporalité..etc les plus marquants pour les sujets tests) dans un même spot. Cet exemple, bien qu’il s’écarte de ma thématique offre un schémas intéressant pour expliquer mon idée de neuropolitique. Dans une publicité de ce type, le support coercitif et l’injonction discursive se confondent, se renforcent mutuellement, tout en perdant leur efficace s’ils sont séparés. Le support sert de véhicule au discours, qui lui, pointe la direction d’application dudit support. Le spot sans discours est vide de sens, et le discours sans spot est vide d’impact.

Bien que d’autres éléments liés au neuropouvoir, comme la publicité cognitive (ou neuromarketing) et la production de discours en neuroscience, soient tout aussi digne d’intérêt, je tenterais maintenant de n’y revenir que rarement. Les neurochimiques seront l’objet exclusif de mon attention.

Ceux-ci sont à la fois un enjeu, un moyen, une ressource et un effet. Comme les spots publicitaires évoqués plus hauts, leur imbrication dans les politiques des acteurs en présence engage systématiquement toutes ces caractéristiques à la fois. De plus, les acteurs, justement sont particulièrement divers : les consommateurs, bien sur, les petits vendeurs, les narco-trafiquants, les narco-terroristes, les narco-Etats, la police intérieure, les polices internationales, les services secrets, les institutions politiques de la médecine, les médecins, psychiatres, neurologues, addictologues et autres toxicologues, mais aussi des travailleurs sociaux, des personnages publiques (des politiciens aux stars), les institutions internationales, l’ONU, des anthropologues, des associations, des militants pro-légalisation/dépénalisation, des juristes et magistrats, des laboratoires pharmaceutiques et leurs organisations représentatives, les patients traités aux médicaments psychoactifs…etc. Sont ainsi liés par les neurochimiques des acteurs, groupes et institutions très variables dans toutes leurs caractéristiques, dont les relations complexes nécessitent d’appréhender le sujet aux niveaux d’analyse macro, méso et micro, mais aussi dans son historicité. Pour comprendre dans ses détails une consommation locale, par exemple, il faut comprendre le marché local, et pour le comprendre, le marché international, et pour le comprendre l’histoire de la globalisation des marchés économiques…

Pour toutes ces raisons, j’ai estimé que l’approche la plus complète de la galaxie sociale des rapports aux neurochimiques devait passer par les notions de neuropouvoir et de neuropolitique qui offrent une prise en cela qu’ils relient entre eux l’ensemble des acteurs, lieux et époques concernés, traçant comme une cartographie des relations humaines liées aux substances neurochimiques. Inversement, observer les rapports de pouvoir au prisme des neurochimiques permet de soulever des logiques souvent cachées ou discrètes qui révèlent des processus inattendus, comme les connivences entre les mafias européennes et une certaine extrême droite. Je me servirais donc de ces idées pour passer d’élément en élément, bien que je quitterais souvent l’approche foucaldienne pour analyser ces éléments dans leurs détails.

Mes concepts présentés, je vais par la suite de cette introduction aller plus en avant dans la description de leurs caractéristiques. Je présenterais ainsi les grands groupes d’acteurs qui y sont liés, les enjeux du neuropouvoir, et j’essayerais de retracer son histoire le plus fidèlement possible.

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